Keith Chen, Docteur en Economie Ă Harvard et Professeur dâEconomie Ă lâUCLA's Anderson School of Management, se focalise depuis longtemps, sur les dĂ©cisions ⊠dâun groupe de capucins! Un petit singe primate trĂšs intelligent dont la motivation premiĂšre, permanente et puissante est de se goinfrer.
En 2005, dans un labo de lâUniversitĂ© de Yale, Chen et sa collĂšgue Laurie Santos ont notamment menĂ© des tests sur la question de savoir ce quâun singe pourrait bien faire si on lui donnait un dollar. Normalement rien puisque lâusage de lâargent est un concept initiĂ© et appris par lâhomme.Â
Pour le test, les chercheurs ont conçu une monnaie fictive sous forme de jetons ronds confiĂ©s Ă des capucins installĂ©s dans un espace de vie oĂč un mur en verre les sĂ©pare des chercheurs. Par deux trous dans la paroi vitrĂ©e, des Ă©changes peuvent sâexercer.
Au départ, un chercheur passe une main à travers la vitre avec un morceau de pomme, un raisin ou une guimauve.
 Pour obtenir la rĂ©compense, le singe doit placer dans lâautre main du chercheur un jeton. TrĂšs vite, les capucins assimilent la notion dâargent symbolisĂ© par le jeton. Certains se montreront mĂȘme faussaire en proposant des⊠tranches de concombreâŠ
Mais « lâargent » nâest quâun moyen « appris », « acquis », pour mener la transaction dont les mĂ©canismes sont eux, innĂ©s, installĂ©s au moins depuis le dĂ©but de lâhumanitĂ©, il y a prĂšs de 3 millions dâannĂ©es, dans notre biochimie cĂ©rĂ©brale. Plus particuliĂšrement notre systĂšme limbique guidant nos choix et dĂ©cisions Ă poser pour dĂ©crocher nos « rĂ©compenses » quotidiennes.Â
Planche Ă biais
La suite de lâexpĂ©rience (et dâautres, menĂ©es ultĂ©rieurement avec dâautres singes, par dâautres Ă©quipes) va rĂ©vĂ©ler que toute quĂȘte de rĂ©compense est orientĂ©e par un calcul innĂ©Â : quâest-ce que je gagne/quâest-ce que je perds ?
Mais quâen plus, cette Ă©valuation est influencĂ©e par des biais de comportements Ă©galement innĂ©s menant parfois Ă des choix irrationnels, et donc pas optimaux.
Le capucin, en situation dâĂ©change commercial Ă risques ou alĂ©atoires, va, comme lâĂȘtre humain, se raccrocher Ă des biais influant fortement sur ses dĂ©cisions et Ă©troitement liĂ©s Ă ce que lui dicte son systĂšme limbique, siĂšge de lâĂ©motionnel.Â
Parmi ces mĂ©canismes profondĂ©ment ancrĂ©s :Â
Le biais dâaversion Ă la perteÂ
Les tests intĂ©grant des notions de risques, de hasard, de modifications du processus ont dĂ©montrĂ© que, comme lâhomme, le singe est biologiquement cĂąblĂ© pour que la « dĂ©rĂ©compense » (perte) Ă©ventuelle pĂšse lourdement sur son choix final. Son aversion Ă la perte est en effet 2,5 fois plus forte que la perspective dâun gain. Comme le dit le dicton populaire : « un tiens vaut mieux que deux tu lâauras ». Â
Le biais de référence
Dâautres biais viennent influer sur lâestimation « innĂ©e » du risque de perte⊠MĂȘme entre deux options prĂ©sentant statistiquement les mĂȘmes chances de rĂ©ussite !Â
Par exemple, face au choix entre un chercheur lui prĂ©sentant une friandise = un jeton et un chercheur lui montrant deux friandises avant la transaction mais ne lui donnant finalement quâune friandise, le capucin choisira dans 85% des cas la premiĂšre, alors que le rĂ©sultat est identique.
Tout simplement parce que le singe est plus rĂ©ceptif au « deal » oĂč la rĂ©compense effective correspond Ă la rĂ©compense attendue. Autrement dit, la simple idĂ©e de perdre une des deux friandises promises gĂ©nĂšre un comportement dâaversion Ă la perte.
Observable Ă©galement chez Homo Sapiens, ce biais est celui « de rĂ©fĂ©rence ». Câest Ă dire que lâexpĂ©rience vĂ©cue au final se dĂ©cide en rĂ©fĂ©rence Ă lâexpĂ©rience anticipĂ©e.Â
Le biais de présentation
Le biais de rĂ©fĂ©rence peut ĂȘtre accentuĂ© par le biais de prĂ©sentation. Deux chercheurs, deux choix :
- Le premier propose au capucin une transaction dans laquelle il reçoit avec certitude un raisin, une guimauve ou un quartier de pomme. Bonus : selon le rĂ©sultat dâun « pile ou face », sâajoute une chance de recevoir un aliment de plus, ou ne rester quâavec une seule friandise.Â
- Le second chercheur offre, lui, dâemblĂ©e, deux raisins, guimauves ou morceaux de pomme. Sur base du rĂ©sultat du « pile ou face », le capucin peut obtenir les deux friandises, soit en perdre une.Â
Les deux situations offrent statistiquement les mĂȘmes chances, mais la premiĂšre est prĂ©sentĂ©e sous forme dâun gain potentiel alors que la seconde situation suggĂšre une perte potentielle.Â
Dans 75% des cas, les capucins ont choisi le premier chercheur incarnant lâopportunitĂ© de recevoir une rĂ©compense de plus au dĂ©triment du second chercheur source dâune perte Ă©ventuelle.Â
Les Ă©tudes de Daniel Kahneman, prix Nobel dâĂ©conomie, confirment aussi ce biais : face Ă des choix porteurs de risques, Ă gain potentiel Ă©quivalent, Homo Sapiens et capucins prĂ©fĂšrent Ă©viter les pertes que de tenter de maximiser les gains.Â
Des patterns de réactions innées
RamenĂ©s Ă la rĂ©alitĂ© de lâexpĂ©rience client, que nous enseignent les mĆurs commerciales de capucins ? Tout simplement que depuis 35 millions dâannĂ©es et malgrĂ© des chemins dâĂ©volutions distincts, hommes et singes gardent en commun des biais de comportements innĂ©s qui orientent les choix et dĂ©cisions. Pour lâĂȘtre humain, en particulier dans sa vie socio-Ă©conomique avec lâargent comme valeur cardinale des Ă©changes. Mais pas seulement.Â
A notre époque au tempo accéléré, plus on va vite, plus notre systÚme limbique est sollicité, plus nous fonctionnons par réflexes intégrés et activation de biais innés.
Par facilitĂ©, lâhomme zappe la rĂ©flexion rationnelle au profit de lâĂ©motionnel. Comme sâil tapait sur une touche raccourci facile de son clavier comportemental innĂ©. Encore plus, laissĂ© Ă lui-mĂȘme devant des pages internet.Â
Des sites comme Tripadvisor, Booking et dâautres utilisent clairement des biais innĂ©s. Ils suggĂšrent par exemple Ă celui qui regarde sur un site un bien ou une offre quâil dĂ©sire saisir quâau mĂȘme moment 10 autres personnes sont en train de faire la mĂȘme chose. De quoi dĂ©clencher la peur de ne pas lâavoir, de le perdre avant mĂȘme de le possĂ©derâŠÂ Les nouvelles technologies exploitent intentionnellement et Ă fond ces biais et leur manipulation pose un vrai problĂšme Ă©thique. Dans le UX Design, certains abusent de ces leviers cognitifs pour biaiser le consommateur (pour ne pas dire autre chose).
Pourtant, ces processus, utilisĂ©s intelligemment, honnĂȘtement et au bĂ©nĂ©fice de tous (grĂące notamment aux neurosciences), peuvent concourir Ă la confection efficace de sites et dâexpĂ©riences utilisateurs vraiment au service du client/consommateur. Avertir une personne quâelle peut perdre ou gagner, câest lâaider. Et un Ă©change commercial se passera toujours mieux en prenant le temps dâanticiper les objections du prospect, et de leur apporter dâemblĂ©e des rĂ©ponses, une vision claire des choix et de leur potentiel de gain ou de perte.Â
Pour offrir cette libertĂ© au consommateur, il est important de dĂ©pister les biais, voire dâen corriger certains. De ramener lâhumain au centre du jeu. De comprendre ses comportements. Comme leur motivation psychologique de base qui est leur clĂ© de voute.Â
Dans notre sociĂ©tĂ©, beaucoup passe par le commerce et les besoins psychologiques. Il faut du commerce, mais plus comme un lien social win-win quâune machine Ă cash, une planche Ă biais,⊠pardon, Ă billets !Â
Les entreprises voient dans les biais une nouvelle potion magique, les détournant de l'essentiel, avoir pour conséquence que l'expérience client commence vraiment avoir les boules.